Travailler avec son enfant : comment favoriser la parole
Parce qu’en agriculture, le lieu de vie s'apparente à celui du travail, on assiste souvent à une confusion des rôles, d’autant plus quand parents et enfants s’associent. Discuter, clarifier le projet pour rendre les relations plus fluides et vivables : de nouvelles voies de collaboration peuvent apparaître, même quand tout semble bouché.
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Chaque déjeuner en famille se transforme en galère depuis quelques mois. Francis (1), 61 ans, se met toujours en colère. « Et je vois mon fils de plus en plus sombrer au bout de la table, qu’il va bientôt finir par quitter d’ailleurs », regrette Maryline. Jérémy, le fils, est ingénieur dans les énergies renouvelables. Mais à 32 ans, alors que son père se trouve sans successeur sur l’exploitation familiale spécialisée en grandes cultures, il a proposé de s’installer à ses côtés. L’idée a germé il y a quelques années, il a d’abord dû convaincre sa femme qui n’est pas issue du milieu. Il a aussi pris le temps de se persuader lui-même de ses capacités à s’engager dans une telle entreprise. Quand il s’est senti prêt, il l’a annoncé à ses parents. Mais, depuis, s’il reste déterminé, il réfléchit à s’installer… ailleurs. Le dialogue reste en effet très tendu avec son père.
La peur du « trop écolo »
« Le père comme le fils n’étaient jamais parvenus à s’expliquer, a constaté à son arrivée sur la ferme familiale, Michel François, conseiller et coach spécialisé dans le secteur agricole. Maryline m’a appelé parce qu’elle craignait la rupture de Jérémy avec le reste de la famille ». L’ancien directeur de centre de gestion s’est dans un premier temps assuré de la volonté des protagonistes à vouloir arranger la situation. Il les a écoutés puis fait travailler chacun sur son positionnement. « J’ai pu constater que Francis et Jérémy se parlaient toujours de père à fils, mais pas comme deux futurs associés. Ils n’avaient jamais échangé de façon professionnelle sur ce qu’ils voulaient faire ensemble. »
Francis n’avait pas non plus prévenu la famille des derniers évènements survenus sur l’exploitation, notamment que le foncier s’apprêtait à être réduit de 150 hectares sur les 450 de départ. « Une affaire de bail qui l’a enfermé, se souvient Michel François. Il ne voulait pas transmettre une surface moindre à son fils que celle qu’il avait reçue. » Francis doutait par ailleurs de Jérémy et de ses inclinations « trop environnementales ». « Comme ils se parlaient en tension, ils n’étaient pas parvenus à développer leurs idées. Ils restaient chacun sur des a priori et un manque de reconnaissance douloureux. »
En discutant et en travaillant avec leur coach, ils sont parvenus en quelques mois à rétablir le dialogue, Jérémy s’est même depuis installé avec son père. « Chaque mission, chaque envie a été écrite, puis discutée afin de ne plus laisser de place au doute. Jérémy a pu notamment expliquer qu’il n’avait jamais eu l’intention de passer en bio, explique Michel François. En revanche, il avait à cœur de faire attention à l’environnement. »
Le regard extérieur du coach leur a permis de clarifier leur projet et de faciliter leur relation. À raison d’une réunion tous les dix jours, le suivi de la famille a duré deux mois. « On est en moyenne plutôt sur six mois. Cela dépend de la profondeur du problème, explique le conseiller, et de la capacité des personnes à vouloir reconstruire derrière ».
Finie l’ère des taiseux
« Travailler avec son fils ou sa fille ne coule pas de source. Juste après le travail en couple, les principales demandes que je reçois émanent de relations professionnelles parent/enfant, observe Michel François. Les situations conflictuelles sont courantes ». À ceci près que les agriculteurs hésitent moins à faire appel à des intervenants extérieurs. « On a longtemps pensé que les agriculteurs étaient fermés et ne voulaient pas parler, souligne le coach Michel François. Quand j’explique mon métier à l’extérieur, il arrive qu’on se désole pour moi : “Ça ne doit pas être facile.” Mais non. La profession a trop longtemps été abordée comme taiseuse… Une bonne excuse pour ne pas s’en occuper. »
« À partir du moment où l’écoute est là, les agriculteurs parlent, bien plus qu’un directeur d’une entreprise industrielle qui, lui, s’il sait ce qu’il fait, connaît mal le boulot réalisé par les uns et les autres dans l’entreprise », confirme Josiane Voisin, ergonome spécialisée dans le conseil et l’accompagnement des personnes dans le travail. L’exploitant, dans la même journée, revêt tour à tour de nombreuses casquettes, selon elle : « En se levant, il est à la fois l’ouvrier qui réalise les travaux, l’agent administratif qui traite le courrier, le responsable financier qui appelle la banque, le directeur qui négocie un tracteur neuf… Au milieu de toutes ces tâches, il devient difficile de se dégager du temps pour penser sa stratégie d’entreprise ou pour préserver sa vie privée. Alors quand les deux s’emmêlent, notamment lorsque l’on s’associe à son enfant, cela devient parfois compliqué. »
À l’initiative d’une dizaine d’agricultrices et de Josiane Voisin, la MSA propose depuis 2012 le dispositif « Et si on parlait du travail ? », un groupe de parole et d’échanges entre agriculteurs, sur leurs pratiques en matière d’organisation du travail. Aurélien Hénon, éleveur laitier dans les Ardennes (lire par ailleurs) en a bénéficié avec ses parents, à plusieurs reprises. « On vit parfois trop enfermé dans les fermes, ça fait du bien de s'ouvrir. »
Parler avant la colère
Entre parents et enfants associés, il existe souvent une confusion des rôles qui rend nécessaire leur redistribution. « C’est caractéristique de l’agriculture, on mélange le privé et le professionnel », souligne Michel François. Et ces difficultés relationnelles n’interviennent pas seulement sur les exploitations qui vont mal. « Je me souviens d’un père qui avait demandé à sa fille de revenir sur la ferme. Cela tombait bien, la fille souhaitait s’installer. Seulement, le père avait omis de lui dire qu’il souhaitait l’avoir à ses côtés pour justifier un développement. Depuis, les deux sont en conflit, alors que la ferme va bien. » Dans l’autre sens, « on voit aussi arriver des enfants qui remettent tout en cause. Ils changent de banque, de concessionnaire agricole… pour marquer leur empreinte. Les deux partis doivent se respecter, échanger. »
Si les demandes de conseil sont plus fréquentes en matière d’organisation du travail entre parents et enfants, Michel François comme Josiane Voisin insistent sur la nécessité d’appeler plus tôt. Nombreux font l’autruche pour éviter la rupture, estiment-ils. « Il est pourtant indispensable d’aborder tous les sujets, précise Michel François. On ne fait pas de la psychologie, il s’agit d’aider les personnes à travailler ensemble en trouvant eux-mêmes les solutions ».
(1) Les témoins souhaitant garder l’anonymat, les prénoms ont été changés.
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